En coche vers Levens est un récit qui raconte un voyage en attelage depuis Nice jusqu’à ce village de l’arrière-pays.
” Un coche, un de ces vieux coches de jadis, non la majestueuse diligence Laffitte et Gaillard, qui, du Nord au Midi, véhicula nos pères — mais une patache poudreuse, détraquée, aux essieux grinçants, coiffée d’une bâche de toile tachée et rapiécée comme une cape de pauvresse, attelée de Irois haridelles couvertes de harnais raboutés de ficelles, et conduite par un cocher en blouse bleue, huché sur une dangereuse banquette sans tablier, au tremplin vermoulu, roulait au petit trot et à grand bruit de grelots et de ferrailles.
En route vers Levens
En quel pays, béni de Dieu el inconnu de l’insupportable troupeau des touristes charriés par l’Agence Cook, pouvait courir ce véhicule d’antan ?
Il était si picaresque, si démodé, il détonnait si étrangement au milieu des riches attelages niçois et montecarliens, que l’envie me prit subitement de visiter la contrée ignorée, éloignée de toute civilisation, où il allait décharger ses voyageurs primitifs, insoucieux du moderne confort.
Une place restait vide sur la banquette, et je me hissais à côté du cocher.
Quand nous eûmes laissé loin les dernières maisons du faubourg et quitté les rives pierreuses et altérées du Paillon pour nous enfoncer dans la montagne, je me demandais où le coche allait me conduire.
— Tiens, au fait ! cocher, où allons-nous ?
Il m’examina d’un œil assez effaré, et, pour toute réponse, fouetta ses haridelles.
Ce brave homme, habitué à parcourir trois cent soixante-cinq fois par an la même route, ignorait évidemment le plaisir de se laisser aller à l’aventure des chemins nouveaux et les joies de l’imprévu.
La patrie de Masséna
Cependant, à une seconde question, il se décida :
— Nous allons à Levens.
— La patrie de Masséna ?
—- Sûr que ce n’est pas Nice !
Puis il ajouta fièrement : « Nous sommes parents de Masséna, nous autres. Je m’appelle Masséna aussi, moi ! Vous n’avez pas vu mon nom ? Il est peint sur la voiture ? »
Et il me raconta qu’il était copropriétaire du coche avec un confrère, son concurrent jadis.
Mais les affaires allaient si mal et les voyageurs se faisaient si rares qu’ils s’étaient arrangés à n’avoir plus qu’une voiture.
« Souvent nous partons et revenons vides. Hier, j’ai fait dix sous. »
Pendant six lieues la route va montant, traversant des gorges, côtoyant des précipices par des paysages tantôt agrestes et riants comme des cadres d’idylle, tantôt déserts et sauvages.
Arrivée à Levens
Nous avons laissé Saint-André, Tourette, Saint-Clair, et là-bas, devant nous, plaquée sur un fond de déchiquetures bleues, surgit Levens, dans les vapeurs dorées du couchant.
Le vieux fief des Grimaldi couvre de ses grises bâtisses la crête d’un rocher aux flancs rayés de jardins, et entouré de sommets alpins.
Un débris de tour sarrasine Je domine, et les vignes verdoient parmi les ruines des murailles écroulées.
Çà et là, une meurtrière décoiffée, un angle de bastion, un coin de poterne témoigne du passé troublé de la paisible bourgade.”
En coche vers Levens est un texte tiré du livre ” Au pays de Cocagne : principauté de Monaco ” d’Hector France, publié en 1902.