Le Carnaval de Nice est bien vivant (3) reprend le contenu d’une lettre adressée par une Parisienne Jeanne de Soisy à une amie de province.
» Tu ne peux te faire une idée, chère Yvonnette, de l’effet prestigieux de ce spectacle du Carnaval de Nice.
Tous ces dominos roses, bleus, jaunes, blancs, qui circulent dans les rues et sur la plage, toute cette foule bigarrée — car il est fort peu de personnes qui sortent pendant les jours gras avec leurs vêtements ordinaires —tous ces drapeaux, ces bannières, ces oriflammes flottant dans l’espace ; tous ces chars multicolores de formes bizarres, marchant au pas au milieu de la foule, tout ce bruit de musique, de cris, de voix humaines, se mêlant au bruit sourd des vagues, tout cela forme un tableau qui éblouit et cause un inoubliable saisissement.
Le carnaval finit à Nice et à Menton d’une façon très pittoresque.
On l’amène, au début des jours gras, sur une barque couverte de fleurs et tout illuminée.
Il est personnifié par un mannequin de bois à la face souriante, qui, assis sur un trône d’où il peut dominer l’ensemble de la fête, préside aux batailles et aux réjouissances publiques.
Le soir du mardi gras voit disparaître cette royauté éphémère : au milieu du feu d’artifice, sur un bûcher flambant, le mannequin s’allume et brille d’une dernière lueur, aux cris de la foule, qui, peu à peu, s’apaise et s’écoule lentement.
Après ce dénouement qui rappelle le paganisme, tout rentre dans le calme.
Dès le mercredi des Cendres, dès aujourd’hui, on vit de souvenirs, et, jusqu’à l’année suivante, on parlera des fêtes passées et de celles qu’on préparera pour le carnaval prochain.
Dans le Midi, la grande affaire, la chose capitale de l’hiver, c’est le carnaval : à Nice, surtout, car c’est la ville de plaisir.
Les différentes stations hivernales de la côte ont chacune une physionomie distincte.
Non seulement au point de vue du paysage, mais surtout comme élément social.
Menton est le pays des vrais malades ; la vie y est simple, bourgeoise, tranquille ; on s’y promène aux heures ensoleillées, mais, après cinq heures du soir, les avenues, les rues sont désertes ; chacun rentre chez soi, et l’on vit en famille.
Nice et Monte-Carlo sont les deux grands centres de la haute vie, faite de mouvement et de plaisirs.
Les mondains de tous les pays s’y donnent rendez-vous, pour s’amuser ; les nations, les sociétés les plus diverses s’y coudoient fraternellement.
Tous les peuples, tous les mondes y fusionnent dans une sorte de bienveillance cosmopolite.
Cannes, au contraire, demeure la station aristocratique par excellence ; c’est le faubourg Saint-Germain de la côte méditerranéenne.
C’est là que se réunissent, en hiver, les grandes familles de France et les Anglais de la haute société.
La moitié de la ville est anglaise, pour ainsi dire ; cela se voit jusqu’aux enseignes des magasins, qui pour la plupart sont faites dans la langue anglaise.
Les habitants ne sauraient mieux reconnaître que Cannes a été mis à la mode par lord Brougham.
En dépit de l’élégance qui règne dans cette station et du ton parfait qui préside à toutes ses fêtes, ne va pas en conclure que l’on s’y ennuie.
La gaieté française ne perd jamais ses droits. A quelque caste qu’elle appartienne, elle inspire à tous cet inépuisable besoin d’amusements et de joyeux ébats, qui nous distingue du peuple anglais, lequel, tout en s’amusant, a parfois l’air de s’ennuyer.
Tu connais le mot qu’on prête à ce gentleman anglais : « Qu’est-ce que cela vous fait que je m’ennuie, pourvu que cela m’amuse ! »
Cannes est donc, comme ses voisines, une ville de divertissements, avec cette nuance que les étrangers qui y séjournent sont plus ou moins nobles, tandis qu’à Monaco et à Nice, c’est de tous les mondes, au hasard de la fortune et de la santé, que se forme la colonie de mondains attirés par la beauté du pays et l’attrait du plaisir.
A Nice, comme à Cannes, il est des salons très recherchés, qui donnent le bon ton, et qui sont regardés comme les lieux de rendez-vous aristocratiques de la côte méridionale.
Ainsi qu’à Paris, le five o’clock est adopté ici.
Le menu est à peu près le même — un peu plus fleuri — sous un ciel un peu plus bleu, et c’est tout.
Mais ce tout est quelque chose !
A bientôt, ma chérie, et mille tendresses.
Jeanne de Soisy. »
Le Carnaval de Nice est bien vivant (3) est le dernier des trois épisodes consacrés à une lettre envoyé par une Parisienne en villégiature à Nice. Cette lette a été découverte dans « La Gazette des femmes » du 10 mars 1886.